Ok, tout le monde le sait, Assassin's Creed III est par définition un jeu d'assassinat, duh. Mais avant d'en appeler au Captain Obvious, laissez-moi préciser mon propos : si l'on trucide du red coat, découpe du WASP et tranche de l'emperruqué à tout va, le dernier né du plus canadien des studios français propose également une inattendue relecture du mythe Œdipien au travers d'un triangle parricide finement amené (rien que ça!).
Dans le rôle central du fils, on trouve bien évidemment le héros de cet épisode, Ratonhnhaké:ton. Métis issu de l'union fortuite d'un assassin britannique en fuite vers le Nouveau Monde et d'une Mowhawk capturée par l'envahisseur, celui qui se voit rebaptisé Connor par son maître d'armes afro-américain est l'Amérique faite homme. Quittant l'adolescence de manière précipitée à la faveur du décès de sa mère - et en parallèle de ce qui deviendra la Guerre d'indépendance américaine, Ratonhnhaké:ton va également croiser en chemin la route du décidément incontournable George Washington, le troisième homme de sa vie si l'on peut dire. Héritier de tous les fronts belligérants en présence, le jeune homme permet à Ubisoft Montréal de prendre une fois de plus un vrai recul d'historien sur un épisode extrêmement commenté du passé de l'Occident. Ne sombrant jamais dans la facilité, amenant sans cesse le joueur à se poser la question du bien-fondé de son action, Assassin's Creed III parvient à glisser le conflit qui oppose les Templiers aux Assassins depuis la nuit des temps au milieu d'un véritable manifeste critique solidement documenté.
Le premier père adoptif de Ratonhnhaké:ton est donc son maître d'armes : le vieil Achilles, si réticent à l'enseignement et si peu prompt aux compliments voit grandir le jeune Mowhawk fougueux sous son toit. Endetté par l'inestimable apprentissage de l'ancien assassin, notre jeune héros a du mal à trouver le juste équilibre entre son caractère de chien fou et le respect dû à l'âge. Implacable dans la méthode, Achilles ne cache à aucun moment à son disciple que la poursuite de sa mission passe nécessairement par le meurtre de son père biologique, Haytham Kenway. Car il a un tout petit problème... Le paternel anglais est à la solde des Templiers, l'ennemi millénaire des Assassins, il est de ceux qui caressent le désir secret de contrôler le monde pour y apporter la paix. Pire encore, il est à la solde de Charles Lee, l'ennemi juré du jeune métis, qui a brûlé son village et prit la vie de sa mère, il y a de quoi nourrir quelque animosité à son égard il faut bien l'admettre ! Pour sauver sa communauté et protéger la révolution, Haytham et Charles doivent mourir, point. Sauf que la volonté d'Achilles ne va pas se refléter dans la réalité exactement comme prévu...
Après des années d'entraînement, Ratonhnhaké:ton revêt enfin ses habits d'Assassin et, armé du savoir de son maître, part affronter son destin. S'il méprise profondément son père biologique et jure de mettre fin à ses jours, leur rencontre fortuite va perturber la Force... Au premier abord extrêmement méfiant vis-à-vis du Templier, le fiston va se laisser convaincre de s'allier avec son géniteur en vue d'un objectif commun. Un Assassin faisant équipe avec un Templier ? On aura tout vu. Il fallait bien cette improbable rencontre pour assister à une pareille alliance ! Est-ce ce partage du sang qui coule dans leur veine ou un simple calcul perfide, toujours est-il qu'Haytham semble se prendre d'affection pour son descendant et dès lors qu'il s'adresse à lui, il s'attachera à marquer cette filiation, fils. Ce rapprochement déplaît évidemment beaucoup au vieil Achilles, qui voit la volonté de son jeune apprenti vaciller après cette fortuite rencontre. Ratonhnhaké:ton l'enverra alors royalement balader, remettant en cause ses principes et son enseignement, un véritable meurtre symbolique du paternel adoptif, tant et si bien qu'Achilles lui demandera alors de rendre le costume d'Assassin qu'il porte comme témoin de son héritage... Pour grandir et s'affirmer en tant qu'homme, Ratonhnhaké:ton s'affranchit alors volontairement de ce modèle implacable, et selon ses propres termes « avare en compliments ».
C'est alors Haytham qui exerce avec une aisance toute paternelle l'autorité sur un fils pour lequel il n'avait pourtant jamais manifesté le moindre intérêt auparavant. Et pourtant ça marche ! Le rejeton qui paraissait être devenu un Mowhawk solitaire et indépendant ravale sans presque sourciller sa condition pour promptement obtempérer (répétez dix fois) dès lors que le ton se fait à peine appuyé de la part du Templier. « Because I said so » devient un leitmotiv d'une efficacité redoutable au regard de sa simplicité... Mais bon, quand le first-born son se rebelle, il ne fait pas dans la dentelle : alors que le pauvre Haytham ne fait après tout qu'étrangler son fils à mort, « Connor » met fin à ses jours Assassin style, et l'apprentissage du père adoptif défait le géniteur qui ne connaît même pas son vrai nom... Whoooa ! Digne dans la mort, Haytham ne montre aucun regret, il est trop tard, mais ses derniers mots confèrent à ce parricide toute sa subtile saveur... « Still, I'm proud of you in a way... You've shown great conviction. Strengh. Courage. Those are noble qualities... I should have killed you long ago ». Une fin d'une rare dignité pour un homme troublé mais qui grâce à son inébranlable conviction reste droit dans ses bottes. Poignant.
Tuer le père, tuer le père... Cette vision doit également titiller l'inconscient du pauvre Desmond, dont le géniteur abuse un peu aussi. Directif, plutôt et sec et - tiens donc - avare en compliments, il trimballe et dirige son rejeton à la baguette, il faut dire que ces jeunes qui n'ont pas connu l'armée ne savent vraiment plus obéir en fermant les yeux et en ouvrant la bouche... Bref, en parallèle de la découverte du Nouveau Monde via ses acrobates d'ancêtres, l'ami Desmond doit aussi mener son combat Œdipien pour s'affirmer à son tour, et ce ne sera pas une mince affaire, puisqu'avec la fin du monde qui se profile doucement mais sûrement (rien de très grave je vous rassure, mais les images de notre bonne vieille planète en proie à des torrents de laves gigantesques pourraient être plus rassurantes...), il reste peu de temps à l'héritier des Templiers pour (re)faire sa crise d'ado. Qu'à cela ne tienne, il trouvera quand même le moyen de prouver sa valeur en partant à la rescousse de « Bill » non sans nuancer sa pensée : « This asshole is my father ». On ne choisit pas, fils.
Il n'y a pas à dire, les conflits père/fils jalonnent le parkour des assassins en herbe dans ce troisième véritable épisode de la saga-vitrine d'Ubisoft. Mais comme si cela ne suffisait pas, les développeurs - sous couvert d'undisclaimer (non, pas celui-là...) désormais monnaie courante dans l'industrie - se permettent également avec finesse et intelligence de tacler un autre type de parenté, plus symbolique cette fois, en se permettant une critique historique des Pères fondateurs du continent, ceux-là même qui tapissent le tissu mythologique républicain de cette jeune démocratie balbutiante. Celui qui n'est encore « que » le général Washington trahi la confiance de Ratonhnhaké:ton après avoir gagné son respect, s'en suivra alors une menace de mort qui ne sera pas mise à exécution, mais le mal est fait : « George » n'est qu'un militaire qui retourne sa veste et tient les engagements qui l'arrangent pour le bien de la cause... Un portrait critique qui va à l'encontre de l'adoration sans bornes que les nord-américains vouent d'ordinaire à leur one-dollar-bill Founding Father, et un joli coup de pied dans l'establishment de la part d'Ubisoft. L'ami Benjamin Franklin (qui est lui aussi une figure monétaire, tiens donc...) viendra quant à lui à votre rencontre dès les premières minutes de l'aventure en se présentant comme inventeur, mais c'est une scène complètement optionnelle qui arrivera bien plus tard qui a retenu mon attention, puisque ce vieux Ben (Kenobi ?) ne se privera pas pour vous narrer dans les moindres détails sa florissante vision d'une vie sexuelle fantasmée, un régal !
Et avant le clap de fin final, alors que « Connor » revient au manoir où il a tout appris de son vieux maître et père adoptif, on comprend toute la subtilité et l'état d'esprit du vieux routard qui, pourtant si dur avec son élève, lui portait véritablement toute l'affection et l'admiration du monde : allant se recueillir sur la tombe d'Achilles, il tourne la tête pour poser ses yeux sur la filiation biologique de ce dernier, un nom résonne dans ce silence étourdissant : gravé dans la pierre, son fils Connor, mort à l'âge de sept ans de la typhoïde, repose à ses côtés pour l'éternité...
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